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Met Barran
9 juin 2008

LE GOURDIN ET L'ENCRE

"Il ne savait plus exactement comment cela était arrivé...Chute du toit? Coup de gourdin? Accident de la route? La raison se perdait dans un étang d'hypothèses vaseuses. Il se convainquit cependant d'une chose et ce fait était contestable: il avait été banni de l'Histoire durant trente deux ans. Une belle tranche! Un coma d'une durée inusitée -lui dit-on- lorsqu'il eût récupéré toute sa conscience à l'hôpital et qu'il pouvait agréablement écouter et parler. Il remercia tout le monde, gratifiant de deux baisers de cinéma la petite infirmière brune avec un sauvage accent venu des Balkans...Maintenant éveillé, rendu pour ainsi dire à la lumière, il marchait dans les rues, surpris toutefois de ne pas y retrouver l'empreinte de ses anciens pas et toutes les vitrines où il faisait sa provision d'images, de fantasmes et de frustrations. Il ne savait plus où il était...Les vitrines avaient déserté P.! Il allait; il alla jusqu'à la tombée de la nuit. Cette ville lui était devenue inconnue. Il avait beau chercher à l'approcher, à la ré-investir avec muscle et tendresse, il lui semblait qu'elle reculait, le repoussait. Avait-il changé au point d'être répudié par sa propre ville? Trente deux ans d'absence...cela finit par rendre méconnaissable, admit-il. Soudain, il sentit, comme une frayeur qui s'emparer de lui, par derrière: ce trait froid lui entaillait le dos du coccys jusqu'à la nuque. La ville s'était effacée de lui, et lui s'était effacé de la ville. En réalisant cet effacement, il entra dans une peur qui le fit grelotter. Pour se guérir de la fièvre qui alors aménageait grave en lui, il rentra dans ce qu'il lui sembla identifier comme un bar. L'enseigne était tombée. La porte était ouverte. Derrière le comptoir, ce vieux zinc où jadis verres et bouteilles glissaient allègrement, une jeune femme à qui, hébété, il demanda un alcool puissant. Puis un autre, et -de plus en plus hagard- un septième et... un énième. Les clients du bar, les plus aguerris, l'admiraient. Certains, si le regard d'autorité d'un homme à barbe ne les en avait pas dissuadé, auraient même applaudi et porté un toast à chacun de ses exploits... Il lui fallait noyer, dissoudre la disparition de trente deux ans. La jeune femme, sur une injonction de sourcil de l'homme à barbe qui était, irréfutablement, son patron, arrêta de lui servir à boire, Le gosier désormais veuf, il émit des balbutiements plaintifs, protesta, gesticula...Il s'en prit même assez violemment à la soubrette qu'il déclara pucelle et laideronne, et à son patron qu'il traita de barbu assoiffeur et de pingre bourgeois des faubourgs parce qu'il n'avait pas voulu, retenu par la Loi, lui offrir son treizième verre... Il se vit ainsi propulsé hors du bar, comme un sac de vieux linge dont on se débarrasse sans attendre l'heure légale de collecte des monstres... Il tomba là où il y avait plus de gadoue que de pavés, se redressa tant bien que mal: sa tête se prenait pour une toupie, et il ne parvenait pas à se dégriser. Sa chemise qui avait été bleu-ciel était souillée. Il marchait en titubant. Courageux et fragile...On entendit alors des crissements de pneus d'un véhicule -ce n'était pas une Lancia- qui épargnait les dernières figures brusques de sa chorégraphie poirote. Plus loin..., sa maison était encore très loin, il se reposa, allongé sur un trottoir visqueux, mal éclairé. Qui sait s'il ne rêva pas de triomphes parmi ses anesthésiantes vapeurs d'alcool.  Changeant soudain de position, il crut reconnaître au fond de son isolement le bruit d'un marteau-piqueur qui reprenait sa besogne. Alors, mais seulement alors, le goût des bruits de la ville lui revint. Ah! La saveur sonore de la vie... Il se leva et quitta son coin de trottoir, après avoir vomi trente ans de coma. Il accéléra le pas. Dopé, il rentrait chez lui à une très bonne vitesse. Il lui était venu un besoin impérieux de papier et d'encre. Il lui fallait en finir avec la pulsion qui l'éperonnait l Il trouva l'encre, mais pas le papier. Déçu mais pas abattu, il prit la bouteille d'encre et alla la fracasser contre le mur au-dessus de son lit. On aurait dit un bruit de grenade. Le mur, le lit... étaient éclaboussés. L'encre qui avait été noire coulait, rougeâtre, sur le parquet qui n'avait jamais été ciré. Il regarda son mur fixement, une bonne minute. Ensuite il se jeta sur le lit, avec le poids un être fourbu, pour s'y ensevelir...Trente deux ans de plus? Sans alcool, sans bruits de la ville, sans fantasmes de jeunes femmes et de patrons barbus. Comme dans un premier coma ! Lui ne savait pas comment c'était arrivé. Nous, à présent, si!"

(Emprunté à Roger-Pierre CINCLANTANE, dernier paragraphe de son best-seller "VITE UN ALCOOL PUISSANT!", Petit Moineau Editions- Namur 2005!"

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