Les quatre existences d'Albert Bausil
Albert Bausil (1881-1943) laissé sa marque dans la mémoire collective perpignano-roussillonnaise, à tout le moins de ceux qui s'intéressaient au rugby et à la littérature (roman et poésie, chanson) ainsi qu'au journalisme, aux traditions locales et au développement régional par la voie touristique, en mettant en valeur ce qui lui le plus propre. Journaliste et homme de culture et homme de culture.
Le titre un brin surréalisant de "L'âne qui mange des roses" et celui à la sensibilité plus terroir de "Pel mouchi" ( "Pèl suau i curt com el que surt en nèixer la barba" -nous dit un dictionnaire), deux de ses romans ainsi que deux de ses poèmes comme "La terrasse au soleil" ou "Mon pays" (un standard d'attachement régionaliste), lui ont assuré, salle des postérites locales, un strapontin. Peut-être y méritait-il un fauteuil? Au dehors, il est appréhendé comme le pygmalion de Charles Trenet et comme le frère aîné du peintre Louis Bausil. Nationalement et internationalement bien plus visibles. Pourtant -et ce n'était pas une plume obscure de la République qui l'a écrit, Joseph Delteil lui avait dressé une belle stèle dans un numéro d'hommage de la revue Tramontane . Relisons ces lignes amies:
« Un beau jour j’ai vu la Poésie, la Poésie en chair et en os, la Poésie faite homme ; oui, tout en BAUSIL était poésie : sa démarche gazelleuse, son chapeau oiselin, le pli de son pantalon et le zig-zag de son œil, son je ne sais quoi, son rien, son lui, sa demeure, sa sœur que j’adorais. L’avez-vous vu grimper à Font-Romeu, ou rire, ou vous sauter au cou. Ah ! le délicieux spécimen d’humanité ; ah ! le poète ! Dire qu’il y a des types qui ont vu Jésus, Barberousse, Citroën, moi, moi j’ai vu, de mes yeux vu, vous dis-je la Poésie. » (Tramontane N° 283-284, mars-avril 1947)
La deuxième moitié du XX° siècle lui a gardé de beaucoup d'estime sinon de la vénération, et nous avons connu à Perpignan trois personnes au moins qui, en leur temps, se sont trouvées au-devant de la scène locale, comme Cyprien Lloansi, l'architecte poète, Roger Bernis, le fonctionnaire de préfecture passionné de théâtre et de gaieté en scène, et Yves Hoffmann, passionné par son pays et son développement touristique.
Trois noms, trois voix, trois plumes qui gardaient bonne mémoire de Bausil, puis aient de l'énergie dans son souvenir et continuaient à propager son esprit dans leurs entourages, cénacles ou cérémonies. La confirmation en est magistralement donnée en 1955 par inauguration d'une fontaine à la mémoire de Bausil, en fait -et légitimement- des deux frères Albert et Louis Bausil. Non la fontaine n'était pas tarie et le presque faire jumeau du Manneken Pis des bruxellois l'illustrait.
Plus jeunes, ceux qui aujourd'hui avons soixante dix ans et plus, lorsque nous entendions parler d'Albert Bausil, celui du Coq Catalan (Ier n.° 10 mars 1014-9 août 1941), c'était comme admirateur d'Edmond Rostand, le "partisan des aventures hautes", admirateur du soleil et des amandiers du Roussillon, c'était aussi comme chantre du "muscle catalan"(l'USAP de l'époque était respecté, par les crampons de ses adversaires, sur tous les stades de France et de Navarre autorisant touches et mêlées)mais aussi comme "passeur" de jazz en Roussillon ou pygmalion, bien sûr, de Charles Trenet ... Polyvalent, multicartes, journaliste, éditeur, poète, romancier, revuiste et animateur. Disparu relativement jeune à 62 ans. Incontestable figure du Perpignan et du Roussillon qui n'avaient pas encore liquidé leur park de conserveries et n'avaient pas encore ouvert leur hospitalité aux grands centres commerciaux intra-muros, d'abord, périphériques ensuite...
Simple rappel, parmi les aînés de Bausil oeuvrant dans les mêmes sillons du verbe et de l'écrit: Louis Codet, Pierre Camo ou Joan Amade (de 8 à 3 ans d'écart) et parmi ses cadets Joseph Sebastien Pons, Charles et Firmin Bauby, Ludovic Massé (plus jeune de 19 ans), Victor Crastre, Paul Pugnaud, Claude Simon et Charles Trenet (ces deux derniers ayant eux 32 ans de moins). C'est dans cette "génération" que nous trouvons avec Trenet, quatre noms manifestement éveillés à la poésie par le chant et les colonnes du "Coq catalan" (1917-1941), Robert Rius (1914-1944), Louis Amade (1915-1992), Robert Brasillach (1919-1945).
Au moment de l'inauguration du mémorial-fontaine Albert Bausil demeure une référence, une gloire du panthéon local (même si un certain côté de sa personnalité lui dispute tout l'éclat de cette gloire, faudra attendre d'autres temps, d'autres moeurs). Fierté d'académies et de cénacles, pas seulement. L'Indépendant ne l'a pas oublié. Nous y avons connu deux journalistes -et pas des moindres- qui en cultivaient l'héritage: une défense cultivée du pays, de son soleil, de ses traditions, de son esprit et d'une façon particulière de faire chanter les vers. Ces deux journalistes étaient: Rosine (Angélique Vilacèque) qui sera également une plume de la revue "Reflets du Roussillon" (lancée en 1954) et Henri Caffe de Brocquery, ami du grand poète lituanien O. V. de L. Milosz.
Difficile toutefois de savoir si on le lisait vraiment et, en ce cas, que lisait-on plutôt lui, les "sept poèmes" dédiés au rugby, "l'hymne au Roussillon" ou "L'âne qui mangeait des roses"? Ce qui est certain c'est que la culture roussillonaise en avait fait "notre écrivain". Et des perpignanais connaissaient par coeur des poèmes de lui. Parmi les "bausiliens" les plus conséquents, nous avons connu l'architecte poète Cyprien LLoansi (1903-1984), le fonctionnaire de Préfecture passionné de théâtre et de gaîté en scène, Roger Bernis, et l'un des écrivains les plus prolixes du Roussillon et de la Cerdagne, Yves Hoffmann (1915-2010). Un trio qui n'a pas été pour rien dans la transmission de l'oeuvre du maître. Par une conférence ou par un article de presse. Par un bref échange avec un de ses vieux lecteurs, ou spectateur de revue, ou disciple de son engagement défense et promotion d'un patrimoine régional.
L'image qui est la sienne "de poète de la lumière et de la joie". Mais vient un temps (car les temps bougent et les mentalités et les modes changent), où le souvenir direct au poète comme au journaliste s'est estompé, où l'on n'a d'ancrage à Albert Bausil que par Charles Trenet (et pas seulement pour "la porte du garage"), ou comme frère aîné du peintre Louis Bausil, (lui même retenu par sa proximité à Matisse ou De Monfreid). Oui, Bausil rattrapé par le "Fou chantant" et par son "fauve" de frère, celui de la maison rouge, du milieu de la rue Rabelais.
Il faut attendre les années 1970 pour retrouver de plain-pied la demeure poétique polyfacétique d'Albert Bausil. C'est, dirons-nous, sa première renaissance renaissance éditorial, partielle, mais Albert reparaît avec son galurin. En effet en 1971,la "Revue catalane", publie les "Sept poèmes sportifs. Au muscle catalan". Cible et fibre chauvines touchées, comme dans le vieux temps. C'est ça: essai entre les poteaux! La "transformation", quoique non immédiate, suivra. Et une rumeur circule que l'on met en musique des poèmes du Bausil, que l'on prépare même un recueil consistant de ses. La simple rumeur devient information d'actualité. A Paris, en 1978 un jeune compositeur Jean Edouard (que des liens amicaux rattachent aux Bausil) sort un vinyle 33 trs chez Polydor. Mis en musique et interpretées par lui-même, s'y succèdent "Automne de Paris", "Mon pays", "Ta jeunesse", "Au claridge", "Thé de cinq heures", "Dimanche à Canet-Plage", "Hélène", "Stances", "Oui, mais aujourd'hui... Puis, à Perpignan, en 1982, une association avec des liens Aux Atelirs d'Art Sant-Vicens, "Les Amis d'Albert Bausil" (dont Cyprien Lloansi est le président) éditent un choix "Poèmes et proses", ouvrage d'art autant que d'hommage. Paris Perpignan/ Perpignan/Paris: c'est à ce train de sénateur, bien sûr, que vont les choses en ce temps.
Autre date importante de cette décennie des "eighties", 1987, avec la sortie d'un hommage à Albert Bausil dans Cahiers de poésie 'N° 14) par Louis Amade (1915-1992, le parolier de Gilbert Bécaud, le pote d'enfance de Trenet. Amade avait déjà rendu hommage à Bausil en y exprimant sa dette dans son livre "Il faut me croire sur parole" (Julliard, 1973)
« J'écrivis mes premiers vers dès la tendre enfance. Lors de ma treizième année, ces vers furent imprimés dans Le Coq catalan, spirituel hebdomadaire que dirigeait à Perpignan un être exceptionnel: Albert Bausil, poète, romancier, auteur dramatique, comédien, journaliste. Il était l'oncle de Charles Trenet, qui lui doit beaucoup et qui le sait. Mes poèmes parurent au côté de ceux de Charles, mon aîné de quelques années. Il était alors, bien sûr complètement inconnu. Charles Trenet avait pour père un notaire de Perpignan ami de ma famille, Me Lucien Trenet, musicien lui-même et poète. Je précise cela pour qu'on sache que le nom de Charles Trenet est bien le sien et non un pseudonyme comme on l'a prétendu parfois.
Albert Bausil, poète fabuleux, qui ne voulut jamais quitter sa ville natale, aurait un nom célèbre et célébré s'il avait accepté de se faire "consacrer" par Paris. Il possédait un génial talent aux multiples facettes qui faisait de lui une sorte de Jean Cocteau roussillonnais. C'étaient deux êtres très sensibles et très différents. Il est mort à la fin de l'occupation, après qu'il eut écrit dans son journal cette phrase demeurée vivante dans la petite histoire de Perpignan: Monsieur Adolf Hitler, je vous emmerde. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre.
Albert Bausil est donc parti, laissant comme il le confia lui-même dans ses dernières heures, deux fils spirituels: Charles Trenet et Louis Amade. La carrière artistique éclatante de Charles, qu'il avait pressentie et annoncée (les poètes sont toujours prophètes), l'avait émerveillé. C'est transporté d'une inégalable joie qu'il rentra dans son ombre, sachant Charles aux sommets radieux de sa gloire. »
Une deuxième renaissance d'Albert Bausil peut s'observer trente ans plus tard, au début de notre siècle avec le texte qu'un disciple du poète Etienne San Germa publie, en 2001, sous le titre "Sur un poète oublié : évocation d'Albert Bausil" dans le Bulletin de la "Société agricole, scientifique et littéraire des Pyrénées-Orientales"-la plus ancienne revue paraissant dans le département des Pyrénées-Orientales. L'auteur y Albert Bausil comme "un véritable citoyen d'Athènes: la plaisanterie, l'ironie, la pitié, le mépris, sous le ciel de l'Attique, le privilège d'un petit peuple d'hommes libres et civilisés."
Par intermittences, l'actualité de Charles Trenet- par la chanson, l'audiovisuel, le livre ou l'exposition- fait ré-entendre le nom de Bausil, dévoile sa stature peu ou prou recouverte par les remous en tous genres dans la micro-sphère régionale, d'expression française ou ...catalane. A commencé néanmoins à se cristalliser une nostalgie de Bausil, en particulier sous la plume prolixe d'Yves Hoffmann, et inspirée des pages qu'il consacre à "Albert Bausil ordonnateur des beaux jours" (La semaine du Roussillon, n° 145, 28/01, 1999, et n° 350, 2/8 janvier 2003). Albert Bausil devient, plus que jamais, l'icône, l'allégorie des années de l'entre-deux guerres, cliché Art-Déco sinon Belle Époque, tiré a quatre épingles. Oui une sorte de Cocteau de province. En 2005 est même attribué un prix Albert Bausil. Nostalgie alimentée par la nouvelle donne éditoriale du département.
En effet entre 1971 et 2001 sont apparues dans le paysage culturel d'un Roussillon, appelé aussi par certaines "Catalogne française" ou "pays catalan" et par d'autres "Catalogne nord" un nombre important d'éditeurs, dont les Editions du Chiendent qui donnent le la d e l'attention au pays et à ses auteurs. Mais cet éditeur ne fouillera pas dans la bibliographie d'Albert Bausil un titre à rééditer en relation avec l'orientation régionale affirmée. Fut-il considéré comme un auteur daté? Ou ne devait être publiés que des jeunes auteurs, des auteurs encore vivants. C'est ainsi que Ludovic Massé se voit préférer à Bausil. L'auteur du Mas des Oubells avait 43 ans, à la mort de l'auteur de "Pel Mouchi" et du patron du "Coq catalan" avec lequel il -ou du moins Chopinette- partageait une même passion ovale.
Faute de Chiendent, vive l'Olivier, c'est tout autant robuste! Bausil va apparaître au catalogue des Publications de l'Olivier (lesquelles regardées de cette année 2016 ont déjà inscrit sur les rayonnages de nos bibliothèques un métrage très appréciable d'auteurs roussillonnais, dans une collection bilingue (français catalan ou catalan français) de classiques roussillonnais. C'est avec l'Olivier, de Gérard Bonet, journaliste et historien et l'investissement intellectuel, linguistique, littéraire, historique et critique de Pere Verdaguer qu'Albert Bausil a repris de la voix. Ainsi paraissait aux Publications de l'Olivier en 2005, une monographie "Albert Bausil, présentation et anthologie de Pere Verdaguer", suivi en 2006 "Pel Mouchi" -contant l'histoire d'un garçonnet de 1895- réédition de l'ouvrage paru en 1936, et dont le titre si doux à l'oreille roussillonnaise n'avait pas été indifférent à son succès.
Bien heureuse que cette année 2006 qui voit organisée par la Ville de Perpignan une très officielle mais aussi très instructive exposition sur le "Perpignan au temps des Bausil" au Couvent des Minimes (31 mars-31 mai). Manifestation avec catalogue et impact populaire démontrant que l'intérêt pour cet animateur phare du Perpignan des Platanes, des Carnavals et de feu les Remparts n'était pas pas éteint. Loin de là puisqu'il existe toujours des plumes en sentinelles de sa mémoire et de son verbe. Celle par exemple de Jean-Bernard Cahours d'Aspry. Celle de comédiens aussi qui ont remis ses mots "de poète et de la joie et de la lumière" sur leurs lèvres pour les porter aux oreilles et aux coeurs de nouveaux publics.
Conséquence (vraisemblable) de ce travail local de ré appropriation/découverte de l'auteur, et de consolider un lien Paris/ Perpignan, la réactivation du travail entrepris par le chanteur Jean Edouard (Barbe), à la fin des années 1970, qui est marqué en 2015 par une belle édition, sous le titre "Le Coq Catalan Le Matelas de nuages" (la première édition de ce Matelas étant de 1936) avec une substantielle préface du compositeur, dans la collection "poésie et prose" de l'éditeur Zinedi. On peut voir là une troisième renaissance que vient couronner, en cette année 2016, tout juste dix ans après l'excellente contribution des Publications de l'Olivier, le CD "Sur les chemins d'Albert Bausil", composé de dix poèmes de l'auteur de "L'Ane qui mangeait des roses" (que certains invoquent à cors et à cris et voudrait voir gravé dans le marbre de la mémoire rousillonnais catalane).
Ce CD est un opus signé Hugues Di Francesco -transfuge le temps d'un best-seller d'Al Chemist-qui fait événement depuis sa sortie commerciale, bénéficiant d'un non négleable soutien médiatique et associatif. Pour le chanteur, compositeur interprète Bausil est "un poète, juste fabuleux!" et son CD "une bulle d'oxygène" -dont acte et qu'on se le dise. Présenté au printemps (temps des poètes et de la Sant Jordi), ce CD paternellement accompagné par le Centre Méditerranéen de Littérature bien empressé à encourager la culture rousillonnaise sera joué en live ce 20 octobre à 19h 30, salle Jean Cocteau, du Théâtre Jordi Pere Cerdà (municipal). Comme de bien entendu Hugues di Francesco sera accompagné de ses musiciens.
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