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Met Barran
24 mai 2011

J'étais très heureux

 

Kurt Tucholsky (1890- 1935)

Écrivain, journaliste et avant-gardiste allemand, ami de Walter Benjamin et de Sasha Stone.

« L’un des premiers écrivains dont les nazis brûlèrent les livres »

Dans un de ses livres, il évoque Villefranche de Conflent et le Canigou. Un rappel n'est jamais inutile.

1930 : Ein Pyrenäenbuch. Ernst Rowolhlt Verlag, Berlin.

Ce livre ne sera publié en français qu'en 1983 (Privat).

Traduit de l’allemand par Jean Bréjoux.

Le voyage a lieu en 1925, date indiquée à la page 211. Kurt a alors 35 ans.

 

A) Un récit recueilli

9 octobre 1916 : Evasion  de  douze prisonniers allemands  du fort de Villefranche

 

            « Nous étions donc dans le fort vide. C’est une petite ville en soi, avec des casernements, des bâtiments réservés au commerce, des salles de garde, des tours. C’est là qu'on avait mis les Allemands. Le 9 octobre 1916, on fit donner le canon d’alarme : douze prisonniers s’étaient évadés. Ils avaient creusé un souterrain sous les latrines. C’avait été un travail de plusieurs mois, on peut encore en voir les traces. Vers dix heures du soir, ils s’étaient laissé glisser le long du rocher au moyen d’une corde confectionnée avec des draps- et les voilà sur le chemin ! De là, ils étaient descendus dans l’obscurité. L’un  d’eux, qui suivait la voie ferrée, fut repris aussitôt. Les autres furent retrouvés dans les montagnes. Un seul, à ce que me raconta la fille du concierge, a pu franchir la frontière. Savoir qu’elle tête elle ferait si je lui disais tout de go : « Eh bien, mademoiselle, c’était moi ! » Mais ce n’était pas moi. Les prisonniers furent emmenés à la forteresse de Cette.

            Je parcours les pièces où habitaient ces Allemands ; sur une porte il y a encore un papier avec l’inscription : « Lieutenant Kieffer ». Et ça, ici, c’étaient leurs plates-bandes de légumes- ils élevaient même des lapins ! Drôle de camp de prisonniers. !

            C’était un camp d’officiers, et voici que ma curiosité est presque éteinte ! Mon Dieu, ils avaient leurs ordonnances, ils allaient en civil à la ville acheter leurs provisions ; ils avaient toutes sortes de libertés- même s’il ne venait à l’idée de personne de les dire heureux. Leurs chambres, fort passables, n’avaient rien de commun avec les baraquements des grands camps réservés aux hommes de troupe. Car cette classe rend les honneurs qu’elle a créés elle-même et, en plus, protège les collègues de la maison concurrente, sans lesquels elle serait incapable de justifier sa propre existence. Que ce soient des armées populaires qui s'entretuent sur l’ordre des commanditaires, de cela ils n’ont cure. Ils continuent à jouer les lansquenets, et les officiers prisonniers élèvent des lapins, cultivent de plates-bandes. En vertu de la discipline. Les récits des simples soldats prisonniers en France rendent un autre son. »

(Kurt  Tucholsky Un livre des Pyrénées, pp 214-215)

 

xxx

B) Une expérience vécue

1925: L'ascension du Canigou


(…)  C’est de Vernet que l’on grimpe au Canigou.

            Je fis une marche au milieu des montagnes, comme dans un livre d’aimes.

            Le veilleur ouvre l’hôtel de bonne heure ; dans mon sac à dos, j’ai mon petit déjeuner, car je ne sais pas quand je redescendrai. Au bout de huit heures à peine, je suis en haut. On m’avait promis que je verrai la mer depuis le sommet, mais tout le pays était voilé de nuages. Ce n’était d’ailleurs pas mon véritable but. La montée était bien plus belle que l’arrivée au sommet. En chemin, je trouvai de longues herbes qui avaient un goût tout spécial- on ne saurait marcher sans brin d’herbe dans la bouche. Je me trouvai aussi un troupeau de bêtes à cornes, vaches et bœufs, portant des clochettes à leur cou. Les petits veaux me fuyaient, mais je liai conversation avec leurs pères, de solides gaillards, et nous nous mîmes d’accord pour ne pas nous faire de mal. Le chemin était fermé par une palissade pour que les bœufs ne descendent pas trop tôt dans la vallée, mais tous voulaient venir avec moi et ils me suivirent longtemps des yeux. En chemin, je rencontrai trois sources, chacune plus fraîche que l’autre. Je remplis ma bouteille thermos à la plus haute d’entre elles et redescendis dans la vallée, je pus boire encore une eau bien glacée. J’étais seul, aussi chantai-je de belles chansons, et entre autres une chanson de soldats que j’avais apprise dans un véritable livre de guerre, intitulé Gaspard :

                                   Parait que la cantinière

                                   A de tous côtés,

                                   Par devant, par derrière,

                                   Des tas de grains d’beauté.

                                   Elle en a des pieds jusqu’aux seins ;

                                   On raconte un tas de machin…

                                   Vous n’y qui qui

                                   Vous n’y com com

                                   Vous n’y comprenez rien.

 

            Et tous les arbustes de crier : «  Encore ! » en me voyant passer. Alors je chantai encore et encore. En bas de petites villes s’étalaient sans la vallée, et Prades et le chemin de fer. Et comme je savais que c’était ma dernière excursion dans les Pyrénées, je savourais mon bonheur par tous les chemins et buvais mon eau glacée- peu s’en faillit que je ne casse ma canne. J’étais très heureux. »

(Kurt Tucholsky, Un livre des Pyrénées pp 215-217)

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