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Met Barran
14 octobre 2012

Une dispute

 

Une  dispute d’Isaac et Abraham à Perpignan  (Notes)

A suivre une lettre qu’il adresse à Don Vidal Solomon (à savoir Menahem ben Shlomo Ha-Meiri),  Abraham Habedersi serait arrivé à Perpignan vers 1273.  « En 1275 il (Habedersi) il rencontre des membres juifs d’une délégation papale d’Alphonse X, qui passait à Perpignan, et il fit une particulière impression au dignitaire juif Todros b. Yosef HaLévi Abulafia » ( in The Dream of the Poem: Hebrew Poetry from Muslim and Christian Spain, 950 ...1492, de Peter Cole (Princeton, 2007). Venant de Béziers, (Bedris) d’où son surnom. Il y vient vraisemblablement  pour y suivre l’enseignement du poète et grammairien Jehoseph Ezobi, originaire lui  de Vaison (la Romaine). Ezobi était le gendre du rabbin Samuel de Perpignan, auquel il avait succédé. « Perpignan était un centre d’études durant les treizième et quatorzième siècles et attirait savants et étudiants. » écrit Yom Tov Assis (in The Golden age of Aragonese jewry? The Littman Library of Jewish Civilization, p.190- 1997). Perpignan n’a cessé de croître et de se développer.  Après la mort sans héritier en janvier 1242 de Nunyo Sanç,  Jacques 1er récupère le Roussillon et la Cerdagne. Il confirme les coutumes de Perpignan. En 1251 une charte de la reine Yolande a ordonné aux Juifs qui jusqu’alors étaient dans la ville de se déplacer vers le puig. Le call est mentionné dans une charte royale du 13 février 1263. « La constitution de ce quartier juif étant, une action complexe englobant à la fois le désir de marginaliser et le désir de certains Chrétiens d’avoir les Juifs auprès d’eux»  remarque l’historien américain Philip Daileader. En 1276, le roi Jacques Ier, meurt à Valence. Par testament, il a partagé son royaume en deux.  Jacques II (né en 1243)  va régner de 1276 à 1311. Cependant en 1278, il doit prêter serment à son frère aîné Pierre III d’Aragon.

Une Ville dont il est possible de souligner l’”intellectualité” par quatre noms. Celui d’Ezobi, déjà cité, qui a laissé un grand poème du Kaarat Khésef (le Vase d’Argent), admiré par certains de ses commentateurs comme le « livre des hommes droits », « qui fait détester les choses interdites ». Celui de Menahem b. Shlomo HaMeiri ( 1249-1316) qui rédigera entre 1280 et 1300, son colossal ouvrage le Bet Habehirah, Habedersi, naturellement -et sur lequel nous reviendrons- et le fils de ce dernier, Yedayah qui s’illustrera -et illustrera Perpignan- sous le nom de HaPenini (la perle), avec sa « Ktav haHitnatzlut » (Lettre Apologétique) et son « Behinat Olam » (Examen du Monde). Ce Perpignan où naîtra Moîse Narboni (ca 1300-ca 1362), étudié par Maurice-Ruben Ayoun et qui peut également annexer Lévy b. Hayyim b. Abraham (de Villefranche) (1240/50-1315), condisciple de Méiri, même s’il fut surtout présent entre 1276 et 1301 à Montpellier.

C’est dans ce Perpignan, dans un « avant-hier » non daté, qu’eut lieu une rencontre mémorable entre deux poètes. L’un, très fortuné, en résidence à Perpignan, HaBedersi, l’autre, HaGorni, routard et désargenté, de passage à Perpignan. Une dispute dont l’histoire a gardé un mince souvenir. Parce que HaGorni a longtemps été vu comme la figure unique du troubadour juif et parce que HaBedersi – mieux connu- a parfois été assimilé à l’interlocuteur juif, Bonfils, d’une tenson de Guiraut de Riquier, le dernier troubadour occitan, et donc contemporain des deux poètes cités.

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Avant 1306

Il est possible que la rencontre HaGorni /HaBedersi ait eu lieu avant 1306, bien avant même. En un temps où la ville de Perpignan était devenue attractive et pas encore terre d’exilés de France. Donc en un temps d’expansions. Economique, intellectuelle, démographique, communautaire. Avec de riches familles, avec des centres d’études recherchés, avec un rabbinat éclairé. Poète errant –dans la tradition troubadouresque- il vient à Perpignan…pour gagner sa vie. Certaines notices biographiques disent que HaGorni (Isaac ben Abraham haGorni) serait né vers 1260, à Aire sur Adour en Gascogne, qui est alors terre gouvernée par le prince anglais Edward. Ce dernier chassa les juifs de son duché de Gascogne en 1287. La mesure frappa-t-elle HaGorni et ce dernier dont tous les biens étaient confisqués fut contraint à l’itinérance ? S’était-il éloigné de sa Gascogne avant cette date? Où se rendit-il, tout d’abord, on ne le sait. Il est localisé à Perpignan par sa « dispute » avec HaBedersi, une autorité méridionale. Originaire de Béziers, avec des attaches à Perpignan et Narbonne. Dans cette « dispute » l’aîné est HaBedersi et le cadet HaGorni. Si le Gascon est dans la capitale du royaume de Majorque, c’est parce qu’il y a des gens fortunés et des lettrés. C’est, parce que des nantis peuvent accueillir dans leurs demeures de pauvres diables, de pauvres hères.

« La parole, le père de tous ceux qui tiennent lute et lyre, Isaac HaGorni fils d’Abraham qui demeure à Lucq!

Lucq, la prudence s’impose. Les chercheurs ne sont pas d’accord. Il y a plusieurs Lucq.  Duquel  s’agit-il ? Car selon qu’il est de l’un ou de l’autre, il faut sinon revoir tout l’itinéraire, du moins corriger des visions. Ainsi HaGorni ne serait plus le poète de Gascogne, l’ « exilé Gascon » (Susan L. Einbinder), que l’on pensait, mais un poète du Languedoc. Joseph Shatzmiller s’appuyant sur l’immense autorité qu’était Bernhard Blumenkranz (1913-1989), veut voir en Goren  -au départ du surnom du poète- non pas Aire (sur Adour) dans le département des Landes où traditionnellement on le fait naître, mais… Hyères, et argue de la proximité d’une localité qui s’appelle Le Luc. Proposition plaisante sinon entièrement convaincante, mais aux seuls spécialistes d’en découdre, car il y a bien dans le sud-ouest un Luz (Hautes-Pyrénées) et un Lucq (Pyrénées-Atlantiques). D’autre part, en hébreu aire de battage se dit Gorni, ainsi que l’expliqua Moritz Steinschneider (1805-1907), le grand savant bibliographe.

Est-il arrivé à Perpignan pedibus cum jambi ? A dos d’âne, de mule ou de cheval ? Seul, ou avec quelque délégation ? En suivant quel itinéraire ? Point de textes pour apporter un élément de réponse. Il ne paraît pas avoir suivi ni de princes en guerre, ni de comtes en leur château. Ses chansons permettent de faire provision de lieux. Luz (Hautes- Pyrénées), Lucq (Basses Pyrénées), Arles (Bouches du Rhône), Aix-en-Provence (idem), Manosque (Alpes-Haute Provence), Carpentras (Vaucluse), Draguignan (Var) et… Perpignan (Pyrénées-Orientales). Presque un carnet de voyage, un guide de routard, ou le livre de bord d’un ancêtre d’un Lazarillo de Tormes de mètre et de rime.

HaGorni séjourna vraisemblablement dans le call. Perpignan, ville en expansion parachève l’installation du call sur la colline du Puig. Comme l’a montré Philip Daileader (True Citizens: Violence, Memory, and Identity in the Medieval Community of Perpignan, 1162-1397, Brill 2000) une série d’ordonnances prises, en particulier, entre 1279 et 1315 marginalisent de plus en plus  la communauté juive, et dégradent  ses rapports l’ « Universitas ».  (En 1317, Sanche de Majorque demandera à tous les tisserands de s’y rendre)

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"Avant-hier"

La rencontre de Perpignan aurait eu lieu, quand ? L’œuvre de Habedershi  lâche un énigmatique « avant-hier », et une précision avant son départ pour Narbonne, dont la date est celle de 1285. Cette année n’est pas une année banale pour Perpignan et la région. C’est l’année de la guerre franco-aragonaise qui oppose Philippe le Hardi roi de France et Pierre III roi d’Aragon. Les Capétiens envahissent le Roussillon en mai. HaBedershi dans la crainte de la guerre a-t-il déjà quitté Perpignan, ou s’apprête-t-il à le faire en ces jours de premières hostilités. Jacques II, le roi de Majorque, est l’allié de Philippe le Hardi.

Une notice biographique relative à HaBedersi indique que celui-ci « partit pour Narbonne ; là, entre 1285 et 1290, il composa son plus long et plus difficile ouvrage, « Herev HaMithappekhet » (Le glaive tounoyant).  Narbonne, la  ville du grand et dernier poète occitan Guiraut de Riquier (ca 1230-1292). (Selon le poète Jacques Roubaud, il serait mort après 1292).

Et c’est ici que l’énigmatique « avant-hier » doit être mieux cerné chronologiquement. Le souci chronologique  fait un devoir de retenir trois types d’événements. La guerre franco-aragonaise (mai- novembre 1285), que nous venons d’évoquer, la III° controverse philosophique (1304-1306), et l’expulsion des juifs du royaume de France (1306). La controverse fut rude à Perpignan, qui avait partisans et opposants modérés et radicaux de tel ou tel camp. Enfin de nombreux réfugiés des terres françaises passèrent ou séjournèrent plus ou moins longuement à Perpignan,  ville point de mire de ceux qui voulaient plus de liberté, et de meilleures conditions d’existence.

On ignore sur quels sujets porta leur conversation, vétilles ou questions fondamentales ? La forme du « haluq », ce que doit être une chanson, la façon de pincer les cordes d’une « kinnor » ?...Une chose paraît certaine : la dispute aurait tourné court. Orgueil blessé ? Entêtement ? Déception : aucun des deux interlocuteurs ne trouvant chez l’autre ce qu’il en attendait, en espérait. Divergences donc. Faut-il introduire aussi une divergence de sensibilité et d’esthétique due à une différence d’âge. Pour employer des catégories de la poésie courtoise, ce dernier n’était-il que « trobador », alors que son interlocuteur était  à la fois « trobador » et « joglar ». On aurait ainsi un face à face entre un poète et un (très moderne) auteur-compositeur-interprète. Dans l’un de ses textes, HaGorni parle très précisément des « moshlim » (troubadours) et des « nogenim » (jongleurs).

On sait, par le diwan HaBedersi, que de Perpignan HaGorni s’est rendu à Narbonne. Mais difficile de dire si Perpignan était un début ou une fin d’itinéraire pour le troubadour errant. Est-ce à Narbonne qu’il entreprit le périple des villes qu’il égrène dans ses textes,  louange, ou moque, selon qu’il estime y avoir été reçu bien ou mal, suivant qu’il y ait rencontré un généreux donateur ou un faux mécène, qu’il y ait trouvé ou pas l’aventure après laquelle il courait. Hagorni n’a rien laissé d’écrit sur Perpignan de la deuxième moitié du XIII° siècle. Point de leste dithyrambe ni de cruelle philippique. En hébreu. Faudrait-il, pour autant  en déduire qu’il ne garda aucun souvenir de son passage éphémère dans la capitale du royaume de Majorque, où en décembre 1285 mourut Philippe le Hardi, le roi français blessé  lors de Croisade désastreuse contre le roi d’Aragon. Quelques vers en hébreu, assassins ou polissons, auraient enrichi le patrimoine littéraire de la ville ! L’absence de ce blason en vers ne prouve pas que Perpignan, n’ait mérité comme Aix, l’opprobre,  ou comme Manosque, l’éloge ? Perpignan ne l’a pas inspiré, regrettons-le, mais  grâce à HaBedersi, son « vitupérateur », il est bien présent –un tout petit point sur la ligne, c’est bien suffisant aux érudits- dans l’histoire littéraire de la cité.

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Alors,  HaGorni qui est-ce ?

Il nous est arrivé avec une image négative accolée sur son front. Et qui daterait du dernier tiers du XIX° siècle. La paternité en reviendrait à Ernest Renan (1823-1892) qui dans Les rabbins au commencement du XIV° siècle (1877) note :

« Nous le trouvons tantôt à Perpignan tantôt à Narbonne. Gorni n'était pas poète d'une façon désintéressée, il l'était de profession. Tout nous montre en lui un adulateur ou un insulteur vénal, qui mesurait l'éloge ou le blâme aux profits ou aux mécomptes de sa vie de mendiant littéraire. »

Jefim Hayyim Schirmann (1904-1961) qui est reconnu comme le « Don of Hispano-Hebrew literary studies in Israël », selon le mot David A. Wacks, Université d’Oregon)  en taillera l’image qui sera colportée, sans guère d’altération, jusqu’à ses dernières années. Une préfiguration d’un héros romantique, d’un artiste maudit.

Cette image, de récentes lectures l’ont taillée en pièces. Cette nouvelle lecture, qui est celle d’universitaires femmes, a pris à bras le corps le fameux « MS Munich 128. » (Il n’en existe d’ailleurs qu’un seul).

Susan Einbinder est ainsi allée y voir  et au retour elle plaide en faveur d’un nouveau HaGorni :"Isaac b. Abraham haGorni: The Myth, the Man, and the Manuscript," (International Medieval Congress, Western Michigan University, Kalmazoo, 2005). Bien que dans une toute autre perspective, Ann Brenner  avait elle aussi revisité le poète par un retour aux textes. Sans nul désir iconoclaste en bandoulière, « Isaac HaGorni and the troubadour Persona (Zulot, 2002).

HaGorni a du ressentiment social. Cela ne fait aucun doute.

Ils s’appuient sur leur fortune; Je suis un pauvre errant/ alors qu’ils vivent sous leurs figuiers… »

Et certainement aussi artistique.

Ils ont changé mon tambour et mon luth en larmes/ et ma harpe est en deuil. »

 Faute de protecteurs en d’autres pays, il se serait rapproché de Perpignan, ville alors très attractive de la bordure méditerranéenne. Ou n’était-ce qu’une étape des pérégrinations de ce lui que Renan qualifie dans une notice de « mendiant littéraire ». Perpignan étape-repos d’un vagabond ? Quand il eut franchi la rivière Têt, eut-il à déployer force efforts pour arriver à obtenir l’hospitalité de Rav Abraham? Isaac (ben Abraham) et Abraham (ben Isaac). Cela ne fut pas immédiat. Il lui fallut de la tactique et de la ruse. Comme pour une conquête. Il s’attacha, dit-on, à le séduire par des envois répétés de poèmes (ce qui signifie qu’il s’est écoulé plusieurs jours avant d’être reçu). Il n’en a pas été avare, il en abreuvé à satiété son correspondant.  Des deux poètes, HaGorni est le plus jeune, HaBedersi le maître. Le « Prince des Poètes ». On comprend qu’il veuille l’amener à le considérer à sa juste mesure. Il brûle de se mesurer à lui. De lui contester la couronne tout en étant adoubé par ses louanges. Sans doute, le pauvre routard, espère-t-il avec le gîte et le couvert, un don en espèces sonnantes et trébuchantes qui lui permettra de continuer à rouler sa bosse.

Etrange personnage, que ce Gascon ! HaBedersi réfléchit, se renseigne. L’ouï- dire n’est pas à l’avantage de celui qui frappe à la porte. Le poète nanti, qui a prestige, réputation et pignon sur rue, tarde à la lui ouvrir. Mais, n’est-ce pas le devoir d’un prince que de faire attendre celui qui sollicite, avec une telle insistance, une audience ? Il adoucit cependant ses premiers refus. Le péremptoire se fait simple réticence, et finit par s’évanouir. Dans le call de Perpignan, la porte de HaBedersi, magnanime, s’ouvre. Charitablement, sans emballement : on verra bien !  Hagorni, lui, franchit le seuil de la demeure. Moins sûr de lui qu’il ne veut bien le paraître,  ému mais heureux. Isaac est chez un grand. Le plus grand ?

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Le dîner des poètes

L’aîné et son cadet peuvent entamer le dialogue. Certainement, les deux hommes dînent-ils ensemble. Et de mets en vins –que HaGorni savoure d’autant plus que c’est, pour lui, jour de fête et non, comme cela lui arrive si souvent,  de pénitence-  la prime politesse s’évapore, le ton vif et agaçant monte. Mais, pas de dramatisations, ils disputent  à la médiévale ! Des mérites de l’un, et de l’autre, il se fait grand cas, c’est la première tournée des egos.  Avec, pour ne pas briser net l’échange, plus d’habiles congratulations que de franches critiques. Il y aura des reproches et, sans doute, des excuses et, bien sûr, des ripostes aussi. De quoi parlent-ils ? Comment le savoir ? Il n’y en a pas vraiment trace autre que…poétique, lyrique. Eurent-ils un témoin ? L’épouse ou Yedayah, le fils de HaBedersi ? Leur époque et leur métier, à n’en pas douter, les occupent. Ce qu’est une forme, une belle forme, une juste rime. Ce que doit être, devenir ou ne jamais devenir l’expression lyrique, si elle véhicule par trop d’andalou ou d’actualité, ou d’influence chrétienne. Manifestement, les deux interlocuteurs qui conversent en hébreu ne parlent pas le même langage. L’allégorie comme la métaphore, Maïmonide comme la kabbale, sont, supposons-le, pommes de discorde. Science et religion, aussi. Ce n’est, bien sûr, que chapelet d’hypothèses pour la reconstitution de cette grande soirée, cette disputatio sans public qui, bien que réelle, demeurera dans l’ombre.

Le vers, la musique, la sonorité n’ont pas  les mêmes résonnances chez l’un et chez l’autre. La différence d’âge en est-elle la cause, ou bien celle de leurs statuts sociaux (le bien établi et  le pauvre hère, le gousset a toujours le dernier mot) ? La thématique alimente des désaccords. L’un fait référence à la forme, l’autre au contenu, l’un parle de respect, l’autre de lisibilité? Pourquoi ce recours systématique à la monorime et pas plus de liberté? Le bien ou mal fondé de certaines contraintes, est exalté ou mis au pilori? En simplifiant, on peut  ébaucher une opposition entre  un art qui court, de trobar clus en trobar clus (comme auraient dit les troubadours) vers la tour d’ivoire, la symbolique hermétique  et un art bien direct et leu au diapason du temps (philosophique, scientifique, théologique), où le travail, la médecine et la fête ne sont pas montrés du doigt … Culte des reliques, et analyse du cosmos les opposent peut-être. Chez HaGorni les astres ne restent pas dans leur petit coin, tout bouge, il suffit d’en insuffler le mouvement. Le souffle poétique, sinon, il ne se passe rien. Le poète libre dispose de ce pouvoir. Lignes de partage entre anciens et modernes, entre orthodoxes et héritiers, ne serait-ce que partiellement, du rationalisme maïmonidien. Samuel ibn Tibbon à Montpellier en nourrit plus d’un poète et d’un philosophe. Des deux, HaGorni est le plus populaire, et le plus coloré, car  tourné plus vers la rue que vers la synagogue, les chants profanes que vers les chants liturgiques, piyyutim. HaBedersi est le plus docte, attaché à la tradition, intransigeant. Habedersi s’est-il montré hautain, distant ? HaGorni a-t-il été peu ou maladroitement déférent, obséquieux? A-t-il brocardé la Divinité ? L’atmosphère se tend et un air de rupture gagne la fin de la soirée. Au petit matin, sur le pas de la porte, les deux hommes se séparent « en bons amis » disent des commentateurs. On ne sait pas les ravages réels, causés par cette dispute de Perpignan. Seul le document littéraire, le diwan Habedersi, en témoigne.

L’indice majeur est donné par  la  véhémence de la riposte littéraire. L’acte écrit, après l’acte parlé. HaBedersi se serait fait piéger ? Le gagne- petit, le petit- malin  plus intéressé par le bon accueil qu’on lui consent et par la bourse qu’on lui remet dans la main que par la sauvegarde des valeurs, l’exploration ou le commentaire des arcanes de l’art poétique et la discussion sur la fonction de la poésie, se serait-il amusé de lui.  Les choses de la foi doivent-elles être l’alfa et l’oméga du travail artistique ? Ne doit-il pas plutôt être le réceptacle et le miroir  des choses de la vie : gastronomie, astrologie, plantes médicinales,  drogues et onguents de divers types auxquels HaGorni ne serait pas insensible. HaGorni s'est-il éloigné des commandements et des rites de sa religion?

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Plus Prince que toi

 Habedersi, le « Prince des Poètes » n’a pas été donné son jugement à vif, mais il ne peut le garder indéfiniment dans sa poitrine. L’inclémence démange sa main. Il note sur du parchemin. Bouteille à la mer, d’un ante Gutenberg. Poème verdict, parmi une série d’épigrammes, dont il peut paraître malaisé à une victime de se relever quand on exhibe haut son orgueil. C’est dans ce poème que l’on trouve un très énigmatique et excitant « avant-hier » marquant la matérialité de la rencontre. Voici quelques petites de l’inclémence du Prince.

 « Vos vers sont si loqueteux  qu’aucune aiguille ne peut les (re)coudre».

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« Votre discours d’avant-hier était aussi enflé que vos testicules; votre/ Poésie n’est rien et vous n’êtes pas plus long qu’un doigt»

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« Vous êtes malade comme un invalide grabataire ; vous vous comportez comme ce voleur que vous semblez être. »

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« Prends ta charrue et laboure tes champs ! Aiguise ta hache et renonce à ton luth ! »

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« Mis quarantaine comme la femme qui a ses menstrues, reste à ton fuseau ! »

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Mais HaGorni ne s’est pas assommé pour autant.

 Notre poète, joyeux drille, a de la ressource. Il est resté…debout. Sauvé par son… exécuteur, son bourreau. En effet l’œuvre de HaGorni a été préservée de l’oubli dans le diwan d’HaBedersi. L’ironie quelquefois mène le bal des postérités

S’il est parti de Perpignan, on ne sait si c’est de manière précipitée, parce que HaGorni s’estimait humilié et chassé ou bien après qu’il ait rencontré d’autres autorités aisées de la ville. Peut-être a-t-il fait d’une vexation ou d’un échec une arme et a-t-il quitté la capitale majorquine pour aller lancer quelque défi et faire savoir, sous un autre ciel, sa grande victoire de Perpignan. Supériorité de poète. Et c’est à Narbonne, qu’il aurait lancé son :

« Gorni est le Prince des Princes de la Poésie, et Bedersi le sait bien. »

La dispute entre les deux hommes était-elle uniquement poétique où baignait-elle dans un climat particulier, tendu par telle ou telle crise ou opposition dans le climat du temps et les communautés juives ?

Un séducteur, ce  chemineau, ce « travailleur » qui se décrit avec

« la lyre suspendue à l’épaule» ou « l’instrument jeté sur son épaule droite ».

Il aime par son art attirer les filles sur la place pour les faire danser et chanter.  Marginal dévergondé ? Ivrogne et quémandeur ? Trousseur d’épouses, de filles et belles-filles ? On donne de lui une image tellement négative ! Est-ce en Gascogne, en Languedoc, dans le Comtat-Venaissin, en Roussillon ou Catalogne (bien que rien ne dise qu’il franchit les Pyrénées), que ce costume dont il n’a jamais pu depuis être totalement allégé lui fut taillé. Deux grosses mauvaises cottes à ce costume. La cote sociale :

 « Ils s’accrochent à leurs fortunes ; Je suis un pauvre vagabond/ alors qu’ils ont sous leurs figuiers. »

Et la cote des mœurs.

 « Ils disent/ Que je passe mes nuits à commettre l’adultère/ convoitant  leurs colombes./Alors que je m’enfuirais aux antipodes si je devais rencontrer un de ces « mets délicats/ ne serait-ce qu’en rêve. »

Figure en gestation de l’archétype de poète maudit déjà en gestation ? Préfiguration d’un Kérouac-Bukowsky si l’on veut le ramener plus près de nous, passer du XIIIème au XXème siècle.

 Si Hagorni fut repoussé, il le fut peut-être parce qu’il arborait quelque charme avantageux. Peut-être était-il perçu comme un provocateur, et souffrait-il de cette renommée malveillante qui le  précéderait à chaque fois  qu’il arrivait dans une nouvelle ville, ou communauté. Voici Don Juan, lançait la vox populi ! Le qu’en-dira--on, Isaac devait faire avec, ou se taire. Quand il « parlait », ses répliques -obligation de l’auto-défense-  étaient promptes, aussi cinglantes que brillantes. Sans doute dans les bonnes familles ne l’aurait-on pas pris sur sa mine et ses mots comme gendre ni compagnon de bridge. Ses habitudes et ses audaces, celles d’un vivant qui n’attendit pas Rabelais pour s’adonner à quelque Dive bouteille, choquaient. Quand on veut se débarrasser de son chien, on dit qu’il a la rage. A HaGorni, on faisait grief de « mœurs dissolues » 

« Ils me voient dans leurs chambres ; ils pensent que je me cache dans les coins

Ou bien que je retourne chez les prostituées la nuit et que je les ai écartées de la foi.

Ils disent que tel l’adultère, J’attends la nuit, que  « je charme » leurs filles chéries.

Mais je fuirai jusqu’aux confins de la terre si j’avais rencontré dans un seul de mes rêves l’un de ces mets délicats. »

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Musicien médiateur

Ainsi HaGorni a-t-il été habillé. Et peut-être même s’est-il plu à bien mériter cet habit. Certains commentateurs, Ann Brener, par exemple, allant jusqu’à dire  qu’il se le serait fabriqué lui-même. Un masque, un double, une « Persona »

Mais, il n’y a pas l’ombre d’un doute, HaGorni est poète, musicien, artiste.  Inspiré, engagé et médiateur.

« Pour moi la chanson, c’est la source de toute vie et mystère, qu’aucun homme n’a vue, puisque c’est la chanson de l’Ange du Seigneur des Armées ! »

Mégalo, peut-être. mais au service de...qui vous savez-

A son activité de jongleur, il prend plaisir et il veut donner du plaisir. Même s’il n’y réussit pas toujours. Batailleur d’idées, mais aussi charmeur

« Et j'ai joué. Comme j’y prends du plaisir, cela adoucira peut-être la dureté des cœurs, et j’ai chanté ma chanson. »

De son physique, on ne sait rien sinon ce trait allusif que « son avenant s’était gâté ». Ce qui signale qu’il a avancé en âge, qu’il n’est plus dans sa plus belle jeunesse,  ce qui, en corollaire, marque une diminution de son crédit de séduction de celui qui avait eu belle apparence et belle allure.

Peut-être se montrait-on jaloux de son avantage.

L’itinéraire géographique de HaGorni offre des réceptions variables. Et s’il n’y a peut-être pas de chapons à chaque table d’étape, on ne l’en chasse pas non plus à jets de  pierres. Il a été remarqué par des analystes de son œuvre que le poète, s’il peut maudire la pingrerie de certains de ses hôtes, ne se plaint jamais d’avoir eu faim ou soif. Si les poésies qui restent de lui le montrent bien souvent en posture de contre-attaque, il serait totalement absurde de ne l’imaginer qu’en combattant, sempiternellement véhément et pleurnichard. Tout le midi dans lequel il va et vient ne fut pas hostile au « mendiant littéraire » ou avec la même intensité. Des temps et des lieux plus hospitaliers que d’autres, assurément, il en connut. De toute façon, ses poèmes (plaintes, aveux ou repentances) le disent, HaGorni ne fut pas à Apt, ce qu’il fut à Draguignan, ou à Aix, ce qu’il fut à Carpentras, ou à Manosque, ce qu’il put être à Perpignan. Sa « mauvaise réputation » doit être éclaircie ou noircie en fonction des climats et des contextes (humains et communautaires, politiques, économiques et religieux) vécus. Les événements, les conflits, les « leaders » du moment. L’importance de Montpellier mais aussi de Barcelone et les ondes de choc de certaines décisions, ou anathèmes.  

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Comme Lévi

Il dérangeait comme dérangeait son contemporain Lévi b. Abraham b. Hayyim. Comme lui pauvre (plus par malchance que par naissance) et comme lui  rationaliste, savant et rebelle. Les deux hommes se connurent-ils ? Susan L. Einbinder a étayé et plaidé le parallèle entre les deux hommes sans répondre à cette question. Voici ce qu’elle écrit dans  la partie qu’elle consacre à l’”exile gascon” sous le titre « The myth, the Man, and the manuscript “ dans son livre No Place of Rest: Jewish Literature, Expulsion, and the Memory of Medieval France, University of Pennsylvania Press, 2008)    

« Comme Lévy b. Abraham, HaGorni avait du talent mais pas ni fortune ni pouvoir. Il fut aussi d’un certain point de vue un étranger, quelqu’un sans domicile, un homme avec de solides opinions, et un homme qui pratiquait la poésie pour défendre sa réputation aussi bien que prendre part, très publiquement, au climat intellectuel impétueux de leur époque. »

Le fait que des poètes ou des philosophes aient traversé les mêmes villes ne signifie pas qu’ils s’y soient rencontrés.

Le portrait- robot de notre poète qui ne s’appuie sur aucune vida, ce certificat d’existence dont ont bénéficié les trobadors de Guilhem de Pitiers à Guiraut Riquier de Narbona,  emprunte ses divers éléments de figuration à ses propres poèmes (HaGorni en a laissé  dix- huit,  dus à un copiste sinon autographes), aux contemporains avec lesquels il eut maille à partir ou des vers à ronger, comme HaBedersi ou encore de quelque admirateur comme Jacob ben David Provençal au XV° siècle. Les armes de HaGorni  furent, outre son calame, son talent et son intelligence. Il s’exprime en chants. Se plaint, se défend, se victimise, s’auto-louange. Il brode mais, le plus souvent, fustige. Est-il un écorché vif ? Un persécuté ? Il y a chez lui beaucoup de sentimentalité.  Son but étant d’attirer les secours, s’allier des cœurs et des pleurs : tout se tient. On ne vit pas d’amour et d’eau fraîche, même au XIII° siècle. Mais, à bien y regarder, ce ne sont là ni faiblesses, ni  offenses, ni défauts à reprocher à HaGorni mais  des formes d’exposition littéraire, plus ou moins en cours, canoniques et tolérées, et parfois dérangeantes, confrontées aux stricts formalismes dominants.

HaGorni est-il sincère, ou joue-t-il un rôle ? Si, laisser libre cours à l’expression d’une colère qui est légitime, ou fustiger une attitude qui ne plaît pas sont des signes d’engagement, HaGorni est engagé. Si, être témoin de son temps, en se montrant par exemple sensible à la raison et à la science, à l’allégorie et à l’astrologie, comme la danse et à la fête, c’est être engagé, HaGorni est engagé. Atypique, sans doute, mais  cette particularité même, cette différence ou - dit de façon plus moderne- de dissidence, est un engagement majeur qui rompt avec des consensus majoritaires. A Perpignan, il a ferraillé avec l’un des grands poètes juifs de son temps. HaGorni, nous dirons un « passant considérable » pour cette expression (volée à Octavio Paz (1914-1998) pour la substituer à celle de « mendiant littéraire ».

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Poème de HaGorni

Et de loin ils apporteront la poussière de ma tombe pour être revendue comme cosmétique pour la beauté des filles,

Et les planches de mon cercueil iront aux femmes stériles pour qu’elles puissent donner la vie à des  fils et filles,

Ils moudront mes poux pour les bègues et les muets, afin qu’ils puissent parler soixante-dix langues.

Et mes cheveux deviendront des cordes pour instruments, pour donner du plaisir à ceux qui ne peuvent pas jouer des mélodies.

Ma large ceinture se transformera en une ceinture de chasteté, afin que je ne fréquente les prostituées ni ne commette d’adultère,

Et tous mes instruments deviendront des reliques sacrées, et mes vêtements /seront gardés comme un trésor !

Oh, qui pulvérisera mes os avant qu’ils ne soient mis dans des  icônes ?)

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Met Barran
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